Interview de Stéphanie Le Quec – 20 août 2015

Encore une fois j’avais vu et entendu parler d’une opération à grande échelle (ou à grand mur serait l’expression plus appropriée) au sein de la Gare du Nord. Plusieurs artistes avec lesquel(le)s je suis relié avaient publié leur création, ainsi que plusieurs amis photographes passionnés. Je ne me représentais pas vraiment les lieux où ils/elles avaient opéré.

Un soir en rentrant du travail, problème sur le RER B. Impossible à Gare du Nord d’aller plus loin. Solution de repli numéro 1 : Ligne 5 jusqu’à Bobigny puis le bus 615 jusqu’à Aulnay. Là, sur plusieurs colonnes, je vois des oeuvres de Btoy. Je m’arrête quelques instants mais n’ayant pas mon appareil photo sur moi, je continue mon chemin. Voilà un des … lieux utilisés pour le projet Gare du Nord de Quai 36.

Le 10 août, j’ai fait l’interview de Daco vers le métro Anvers. Une fois finie, je prends la ligne 2 jusqu’à La Chapelle. Au bout du tunnel allant du métro jusqu’à Gare du Nord, je tombe sur une nouvelle oeuvre. Cette fois c’est Artiste Ouvrier qui a envahi le mur.

Je vois également un plan. Mais plutôt que de faire ma visite seul, je me dis que je peux éventuellement demander aux organisateurs de m’accompagner. Je contacte donc Quai 36. Une relance plus tard, ils me répondent. Le rendez vous est pris avec Stéphanie, devant l’entrée principale. Jeudi 20 août. Hâte de découvrir ce projet et de poser quelques questions.

Après l’interview, j’ai quand même sérieusement envie de voir les différentes oeuvres. Je prends le temps. Je refais le chemin que nous venons de faire. Je sors mon appareil. Photographier la gare, c’est forcément photographier les gens qui y passent. Comment ne pas déranger? Comment ne pas envahir l’espace avec mon objectif? Comment sans leur autorisation capter les instants où ils/elles vont passer? J’espère avoir rendu cette ambiance, respecté les mouvements, donné à voir différemment les oeuvres.


S : En dehors de ton blog, tu fais quoi ?

C : Cela fait un an que je travaille dans une Régie de quartiers. C’est une association qui fait de l’insertion professionnel et du lien social. Je suis cette partie là. Participation des habitants. Je mets en place des projets sur plusieurs quartiers politique de la ville de Nanterre. Cela va du compostage au jardinage, en passant par la lutte contre la précarité énergétique. On aborde aussi des problématiques liées au cadre de vie, en lien avec les bailleurs sociaux. 

J’ai mis en ligne mon blog pour montrer ce que je fais, mes photos, mes textes. De le faire à ma façon. Via Facebook ou d’autres médias, je trouvais que la forme ne me correspondait pas. En étant sans emploi, je me suis accordé du temps à ce projet. Je prends beaucoup de photos de ville, de Street art donc je voulais partager plus. Mes amis et ma famille m’ont dit d’interviewer des artistes pour aller plus loin. Je me suis dit « pourquoi pas », en commençant avec des gens sympas. De fil en aiguille, j’en suis à ma 10ème interviews. Cela a toujours été de manière spontanée, par le bouche-à-oreille. Sur un projet comme le vôtre, je n’étais pas là au bon moment. Alors j’essaie de faire une séance de rattrapage.

Dans ce genre d’ambiance, il y a toujours moyen d’arriver à se rencontrer. J’espère aussi. De mon côté, j’ai envie d’écrire aussi. Du coup, je regarde ce que je vais faire. Voilà pourquoi je te pose la question de savoir comment tu en es venu à écrire. En général, les gens ont un peu de temps et…

J’écrivais au delà de mon blog depuis un moment. Il y des textes plus personnels, de la poésie également.

Tu n’as pas envie forcément de diffuser.

Des choses que j’avais envie de montrer aussi. Après j’ai autoédité mes propres bouquins parce que je voulais aller au bout, avoir un objet et faire en sorte qu’ils soient accessibles. Me lancer à faire les interviews c’était surtout parce que l’on me posait plein de questions sur les artistes auxquelles je ne pouvais pas répondre. Je pouvais dire si c’était une femme ou un homme, d’où elle/il venait. Mais après je séchais. Donc je me suis dit que j’allais les poser à la source. Sur la technique, au bout d’un moment l’œil se fait. Donc je pouvais arriver à dire si c’était du pochoir ou à la bombe directement. Mais il fallait aller plus loin.

Les artistes que j’ai rencontré jusqu’alors sont intéressés aussi pour se raconter. C’est plutôt plaisant. Après je suis souvent en retard d’un train. Comme par exemple pour le projet Face au mur de Paris Hiphop. Je n’ai pas pu faire le vernissage. Je voulais voir comment s’était déroulé ce projet. Comme le vôtre aujourd’hui que j’ai envie de découvrir. Ce qui m’interpelle c’est les coulisses de tout ça. Si je n’en ai pas été témoin, je ne peux pas le décrire. Donc il faut poser des questions. J’ai envie de jouer ce rôle de passeur.

C’est des moments de vie en fait.

Oui. Voilà les rencontres que ça a provoquées. Voilà comment cela se passe en amont. Les photos et l’article, ils viennent aussi poser un moment précis. Cela vient figer le temps. Pendant notre balade, je me suis dit qu’il fallait que je revienne faire des photos, à des heures différentes. Montrer aussi ce qui se vit pendant un certain laps de temps.

Il y a des moments de la journée où c’est intéressant. Je pense à Nikodem qui a fait les arches, sur le côté de la gare, vers les taxis. Je sais que le soir, c’est génial. Il y a une lumière particulière. Celle déjà du bâtiment. Cela fait un effet sur les couleurs. Une personne a fait un time laps du coucher de soleil sur cette œuvre. C’est génial. Cela rend super bien. Là par exemple je te conseille de le voir en fin de journée.

Alors. Il y a sûrement des choses que tu m’as déjà dites. Déjà, j’aime bien commencer par des trucs décalés. Est-ce qu’il y a une question à éviter, qui a été peut être tellement de fois posée que tu te dis « celle là on la zappe » ?

Je dirai… Celle qui me vient : est-ce les artistes sont rémunérés ou pas ? Et ce n’est pas parce que je n’ai pas envie d’y répondre. En même temps c’est compréhensible qu’on me le demande. En même temps j’ai envie de dire « heureusement qu’ils sont payés ». C’est ce que je disais à chaque fois, nous n’avons jamais pensé de ne pas les payer. Ils arrivent, ils sont là pendant 10 jours. On achète du matériel. Bien sûr qu’on les rémunère pour leur travail. Certaines personnes ont essayé de gratter, gratter, gratter alors qu’il n’y a pas à gratter. C’est pour ça que cette question là j’aime plus qu’on me la pose.

C’est vrai que c’est une question qui revient souvent. Quand je fais les interviews, j’avais demandé à ma famille et aux amis de me donner les questions qu’ils aimeraient bien que je pose aux artistes. Cela revient à « est-ce que tu vis de ton art ? », « est-ce qu’on leur prête toujours le matériel ou est-ce que c’est eux qui les achète ? ». Il y a plein de fantasmes autour de cela. Ils se font une représentation de l’artiste de Street art, qui sont soient tous des vandales, soient tous des vendus. Sur l’histoire de l’argent, c’est curieux.

J’ai du mal à entendre ça. Pour moi l’art c’est un processus créatif. Dans la société il y a des personnes de styles très différents. En fonction de ton cerveau, ta créativité est plus ou moins développée. Ces créatifs là, ils ont besoin de vivre autant que quelqu’un qui est hyper matheux, qui va vite avec les chiffres, qui va faire de la finance et gagner plein d’argent. Je ne vois pas pourquoi un artiste qui est une personne créative, qui a envie de faire ça de sa vie, ne pourrait pas vivre de ce qui le fait kiffer. J’ai du mal à cerner ce truc du « est-ce que l’on paie l’artiste ? ». Si en plus cela lui dit de venir, que cela l’enchante, tant mieux.

Que chacun fasse de sa vie ce qui lui fait du bien. Comme nous on organise Quai 36 parce que cela nous fait du bien. Derrière il y a des gens qui ont envie de se battre pour la culture. Là, c’est notre association. Cela nous tient à cœur. Après on a toute notre vie à côté. Je fais de la com de base. Ajouter le côté culture à la communication, c’est quelque chose qui m’intéresse. Je suis freelance. Je vais travailler pour un mec qui est producteur de théâtre. Je préfère aider ce mec là, plutôt que d’être en agence de pub à aider Sofinco. Après on a tous des valeurs ; les miennes sont celles là. Je pense que c’est partagé au sein du collectif. On a vraiment essayé de montrer des valeurs qui nous réunissent notamment le partage. La rencontre avec des gens que tu n’aurais peut-être pas croisé. La vie fait que la rencontre ait lieu, que l’on puisse échanger, se connaitre. C’est comme ça que l’humain sera peut être meilleur.

Est-ce qu’il y a une question qui n’a jamais été posée, où tu te dis « mince, c’est dommage que l’on nous ait jamais posée ça » ? Cela peut concerner un point de détail ou le projet de manière plus globale. Je me dis toujours que l’on passe à côté de certaines choses. Chaque personne qui interviewe vient avec sa série de questions en fonction de qui elle/il est. Finalement, on peut se rendre compte à la fin que l’on a zappé un truc.

Que je te trouve un truc sympathique… Peut être notre relation avec les gens qui ont travaillé dans ce projet. Il y a le collectif, la SNCF. Il y a eu plein d’acteurs qui gravitent autour du projet. Entrer dans un lieu public clairement ce n’est pas facile. Cela prend du temps surtout. Il faut juste avoir envie. Il y a énormément d’acteurs qui ont joué, notamment au sein de la SNCF. Ils ne sont pas juste des financeurs (80% SNCF, 20% la région). Il y a des gens qui nous ont vraiment aidé.

Je pense notamment à Cécile, du personnel de la gare. C’est une femme qui a adoré le projet. Au delà de travailler à la SNCF, elle s’est pris au jeu. Elle passait tous les 2 jours pour nous faire un coucou, pour nous demander si cela allait, si on avait besoin de quelque chose. Elle nous disait aussi s’il fallait rallonger les rubans pour la sécurité. Cela a toujours été hyper sympathique. Je pense que l’on n’a pas assez parlé de ces gens là.

Egalement des membres du collectif qui étaient là tout le temps en fait. De base on est une association. Nous sommes tous là à titre non lucratif. On est tous membres de l’association. On s’est tous donné beaucoup de mal parce que l’on croyait en ce projet. Au début on était 6 dans le collectif. Sur toute la conception, à aller voir la SNCF, leur donner le projet. Après on a fait appel à nos potes au fur et à mesure. On leur demandait s’ils voulaient nous rejoindre. On voyait qu’ils avaient envie d’aider. Cela les taquinait. Du coup, on est arrivé à la fin de l’événement avec 19 personnes. On a eu deux stagiaires qui nous ont fait de la vidéo et de la photo. Tout ça, toute cette énergie, mise ensemble, cela a fait que le projet à exister.

Là, en regardant et en cherchant sur le net, cela donnait le sentiment d’une force collective, d’un mouvement qui avait su agréger les bonnes énergies, des gens de compétences diverses. En disant notre force est là dedans. Un côté multifacette. D’en avoir autant envie. Je m’imaginais des contraintes particulières pour réaliser ce type de projet, dans ce lieu. Notamment au niveau sécurité. Cela laisse admiratif de se dire qu’un groupe est en mesure de provoquer cela, d’oser le faire. Un groupe qui va au bout de l’aventure.

Cela a été le fil conducteur en fait. Je pense la motivation. Même si on était des petits jeunes, que l’on fait tous des choses différentes. On était la plupart étudiant quand on a commencé. Depuis on est à peu près tous des professionnels. On a deux thésardes qui sont dans le jus. On a toujours voulu investir la gare du nord. De base, c’était le point d’entrée. On s’appelle « quai 36 » parce que la plupart viennent du 95 et que c’est le quai d’entrée dans Paris. C’était symbolique pour nous de faire notre premier projet à Gare du Nord. Ce n’était pas possible que l’on ne commence pas par du Street art. Il faut que l’on fasse ça ici. On va juste y aller.

Il fallait aussi rentrer dans la stratégie de la SNCF. Parce que c’est une institution. C’est normal de pouvoir rentrer dans ses codes. On a bousculé des choses, beaucoup même. De travailler avec des jeunes, avec des équipes externes. Ils nous ont fait confiance. Malgré tout on est des p’tits jeunes. C’était notre premier gros événement. Tout cela a fait qu’à un moment donné, au bout de deux ans, on a réussi à faire ce que l’on voulait. Donner de l’émotion, c’était important pour nous.

Est-ce que dès le début vous vous étiez fixé des objectifs ? Quelles étaient les envies de ce petit groupe d’amis d’univers différents ? Comment vous aviez imaginé ce point de départ, faire ensemble ?

Déjà, il y a une bonne partie de Jonas. Notre président. C’est un mec hyper créatif. Il te sort des idées. Si tu ne l’as pas entendu, tu passes à autre chose. Sauf que ce soir là, les gens qui étaient là et qui ont entendu cette idée, on dit « ah ouai ben on va faire ça ». Du coup, c’est l’émulation suite à une discussion. Puis « on fera ça aussi, et puis ça ». Cela me fait penser aux enfants. Et on est un peu des grands enfants. Pour ce côté on veut faire des choses, se faire du bien et le partager. On est souvent comme ça quand on est tous ensemble, lors de nos réunions, pour prendre les grandes décisions collectivement. Quand tu sors, t’as mal à la tête. Mais tu as l’impression d’avoir sorti plein de choses. Ça c’est vraiment ce qui a fait que l’on en est arrivé là.

Ce qui est une force c’est d’être aussi dans la rêverie. On ouvre une porte et on se lâche. On est capable de tout, on peut tout faire. D’être ensuite en capacité de passer cela en acte, de créer une structure. De se dire « on a envie de faire ça, gare du nord, on y va ». Chercher le financement. Créer la communication. Mobiliser une équipe. Partir de 6 et être de plus en plus. Se saisir des bonnes énergies. Des personnes qui peuvent aider. Il est important de ne pas non plus y laisser sa santé. Trouver un bon équilibre, ce que l’on peut donner à un projet. J’imagine que vous avez donné sans compter. Mais également se répartir les tâches.

Organiser la présence en gare. Avoir le matériel là où il faut, quand il faut. Assurer la sécurité. Il y a certaines œuvres qui ont nécessité une attention particulière, comme celle de Gregos. Les tableaux sont accrochés sur des piliers de la gare. Typiquement cela est passé en comité de sécurité pour être sûr qu’il n’y avait pas de souci, que l’on pouvait bien mettre l’œuvre là. On a fait intervenir des personnes de nuit pour accrocher les œuvres. Tout était sécurisé. Pour le reste, il y avait des heures pour les interventions, de 10h à 16h.

Tout cela, c’est des process, des feuilles de routes à mettre en place pour que tout le monde soit bien au courant. On a tout appris sur le tas. Certains d’entre nous avaient fait de la gestion de projet. On a réussi à s’organiser, par pôle. Moi sur la com. Jonas avec Mathieu sur le financement et les relations extérieures. De là, on a monté des petites équipes. Avec Suzanne, on a monté le pôle digital. Avec Kym, relation public. Anna et Marianne, direction artistique, communication avec les artistes. Connaître leur besoin en matériel, au niveau du logement. Faire tout ce qui est logistique. Gestion événementielle. Cela nous a pris 6 mois pour que tout soit clean au niveau de l’organisation. Avant c’était plus de la conception. Cela a été assez long. On voulait prendre notre temps, la SNCF aussi. On était plutôt raccord là dessus.

Est-ce que c’est votre premier coup d’essai ou y’a-t-il eu d’autres choses avant ?

C’était notre premier projet. On a rien fait avant mais envie de faire plein de trucs maintenant.

Gare du nord comme la porte d’entrée. Vous avez commencé par là. Votre deuxième maison finalement, là où vous passez tous.

C’est encore plus notre maison maintenant.

Oui. Vous avez vos entrées. Sur les choix des emplacements, j’imagine que cela est aussi vu avec la SNCF. Il y a ce fameux quai qui est rempli sur plusieurs centaines de mètres. Est-ce que vous avez pu choisir les emplacements ? Est-ce que vous avez pris en compte le passage du public ? Je pense notamment au couloir de la ligne 2. C’était un peu un coin mort, avec la rénovation de la gare. Cela attire. Cela change de ce qu’il y avait avant. Est-ce que vous avez négocié au fur et à mesure les lieux ?

Alors il y a eu beaucoup de changements en 2 ans. Cela a beaucoup évolué. C’est toujours nous qui avons été force de proposition. On a été dans la gare. Depuis le début on travaillait avec déjà pas mal d’artistes que l’on avait contacté, ceux qui nous avaient donné des réponses positives. En fonction de ça, on se disait ce qui pourrait être intéressant de faire et où. On a fait des visites avec les artistes pour que eux nous disent si cela leur convenait.

Typiquement Levalet qui travaille beaucoup avec le mobilier. C’était intéressant de venir avec lui en amont ici ; du coup il pouvait se projeter facilement. Derrière on allait voir la SNCF. On leur disait les emplacements que nous voulions. On leur demandait ce qu’il en pensait. Franchement il y a très peu de non. Il y a eu des changements qui étaient plus de l’ordre des travaux. C’était des endroits qui allaient tomber, qui étaient en travaux au moment de la résidence donc impossible de créer. Mais c’est vraiment la seule influence qu’il y a eu sur le projet. Il avait plus d’intérêt pour les artistes et les œuvres, pour réfléchir au lieu qui mettra tout en valeur.

Pour Artiste Ouvrier, c’est dans le couloir de la Ligne 2, celui qui va Métro la Chapelle. Par rapport au quartier Tamoul c’était quand même intéressant que ce soit lui, ici. Un peu pareil pour Kool Koor qui va vers la Ligne 4. C’est une couleur qui est hyper exigu alors qu’il y a énormément de monde qui passe par là. C’était bien d’avoir un artiste qui travaille le flux, avec beaucoup de couleurs.

Cela match avec le lieu. Y’a-t-il eu des contraintes pour faire ? J’imagine ce couloir de la ligne 4 ce n’est pas simple pour le peindre en journée, avec les voyageurs. Est-ce qu’il y a des endroits où vous avez été épaulé par les agents de la SNCF, dans l’idée d’avoir une expérience de la vie de la gare suivant les heures ? Même si au fil des mois, comme tu me le disais, tu es devenu une experte des couloirs. Je me dis qu’il y a des endroits qui ne devaient pas être simple à installer, pour les gérer. Certaines techniques demandent aussi de l’espace, je pense aux bombes aérosols qui peuvent être gênantes pour des personnes avec des soucis respiratoires.

Cela n’a pas été dans la gare car elle est sujette aux courants d’air. Niveau bombes c’était plutôt cool. Après c’était juste les rubans de signalétique que l’on devait mettre. On avait entre 2 et 3 mètres de sécurité. Les interventions avec des engins, c’était toujours fait pendant la nuit. On attendait que la gare ferme. Les rubans cela permettait aux gens qui passaient et qui étaient dans leur bulle de faire attention, qu’il y avait quelqu’un en train de peindre.

Pour le choix des artistes, tu disais les avoir contactés avoir eu un panel d’artistes qui étaient d’accord, disponible au bon moment. Je ne me représentais pas au niveau de leur origine, du nombre d’hommes et de femmes, du style. Avez vous essayé d’avoir des artistes du coin, d’autres plus internationaux ? Comment les choix ont été faits ?

De base, on a juste contacté des artistes que l’on aime bien. Certains nous ont donné le contact d’autres artistes. Du coup, cela a permis de rencontrer plein de gens. ça, on a dire que c’était une première phase. Après il y avait des artistes que l’on aimait bien et que l’on a découvert au fur et à mesure de la conception du projet, que l’on a voulu rajouter. Il y avait une dizaine d’artistes là depuis 2 ans, je pense à Kool Koor, Pioc, Artiste Ouvrier, Jana & Js, Coralie. Ils étaient là depuis un moment. Et puis par exemple Solylaisse, elle est arrivée après mais on avait vraiment envie de l’avoir. Provoquer d’avoir à côté Kool Koor et Solylaisse, cela nous plaisait. Deux personnes d’univers différents, d’expérience différentes et qui pour nous on tous les deux la légitimité à être là. Il y a eu ces deux phases : une à chercher les artistes que l’on aimait bien, une où l’on a découvert des artistes et que l’on voulait intégrer.

Une question qui trottait dans ma tête mais je ne sais pas si elle va être bien posée ainsi : que pensez vous entre faire du Street art dans une gare dans le cadre de votre projet et le nombre de fois où des artistes peignent dans des gares et n’ont pas le droit de le faire ? Vous avez provoqué que légalement votre projet se fasse, mette ensemble des acteurs qui peuvent s’opposer dans d’autres lieux. Malgré tout, vous avez instauré un dialogue qu’il n’y avait peut-être pas. Vous êtes la tierce personne qui a rendu cela possible. Vous êtes force de propositions et avez réalisé un projet de qualité. Vous venez donner une vie particulière à la gare. Est-ce que cela a été sujet à débat entre vous ? De vous dire « qu’est ce que l’on propose pour coller à l’image de la SNCF, pour ne pas avoir de refus » ? Est-ce que vous avez affiné ce genre de chose, dans la manière également de le proposer ?

En fait il y a ce côté éthique qui nous tient vraiment à cœur. Sur notre avenir, on est en train de se poser beaucoup de questions par rapport à ça. Ce qui est normal. On se dit « ok ce projet, il a fait parler de lui ». On a souvent tendance à vouloir élever un camp face à un autre. J’ai pas mal parlé avec des potes graffeurs de cet événement. Ils n’étaient pas forcément pour dans le sens où ils disaient « vous êtes en train de capituler ». Au final, quand on arrivait au bout de la discussion, on se rendait compte que ce n’était pas vraiment là le problème. Le graff est une pratique des arts urbains. Le collectif Quai 36, nous avons envie que l’art urbain revienne dans les lieux publics, que nous apportons cette dimension de découverte. On a envie de favoriser le partage. Pour nous, il n’y a pas deux camps qui s’opposent. Le graff est une pratique, c’est plus des blazes, c’est plus répétitif.

Pour moi ce qui a été fait ici n’est pas du graff. Je refuse de confondre les deux. On s’est tous posé la question de la première fois avec une bombe dans la main. On se racontait nos vies. On a tous posé un blaze ou pas. A la limite, on s’en fout. Ce sont des choses différentes. Nous, tout ce qui nous importe c’est savoir que tu ne te sers pas de l’art pour faire autre chose, à des fins commerciales. Là dessus on est intransigeant. Tous les contrats que l’on a signés avec des artistes sont non commerciaux. Ils sont protégés. C’était notre but aussi de les protéger de toutes éventualités possibles, que leur œuvre ne soit pas utilisé. Ça par contre c’est important pour nous. Notre éthique.

Après ce qui est intéressant, c’est que vous réunissez des potentiels : il y a la gare dans le potentiel de surface qu’elle offre, de murs, de public, de gens qui passent, qui ont leurs heures, leur destination. Cela offre une récréation entre deux trains ou un changement de ligne. Il y a pour les artistes un espace pour créer, pour mettre en action leur potentiel. Pour montrer de quoi ils sont capables. Vous jouez le trait d’union. C’est une entreprise qui est louable. L’autre jour j’étais avec Daco, et il disait qu’il avait envie d’envahir les murs gris. Sur Nanterre ou Aulnay sous Bois, je vois des façades qui sont bien tristes. Je rêve d’y voir du Street art. Ce serait une véritable bouffée d’air. Qu’ensuite les habitants puissent en être fiers, se dire que cette œuvre c’est chez eux, sur leur immeuble. Cela les ferait rêver, voyager.

Cela crée une émotion en fait. Quelle soit bonne ou mauvaise. Ce qui est intéressant c’est ce que cela provoque à l’intérieur de soi, de sa tête. Tu passes tous les jours par le même endroit, tu n’as plus conscience de tes pas, tu fais ça par automatisme ; d’un coup tu as de la couleur en face de toi, cela égaye ton passe, cela réveille les murs. J’habite à Saint Ouen. Je prends souvent le bus 85 qui passe rue des rosiers. J’adore le marché aux puces. Et sans les rideaux peints cela ne serait pas pareil. Les graffs, pochoirs, peintures, cela nourrit le quartier. C’est un truc de dingue. Je kiffe passer par là.

Ce n’est pas juste fermé. J’y suis allé plusieurs fois pour voir les œuvres et faire des photos. Il fallait choisir le jour de fermeture des puces. C’est assez magique de voir cela. En écrivant l’introduction pour cette interview, au delà d’avoir entendu parler du projet, j’ai réalisé et vu des œuvres en changeant mon trajet pour rentrer chez moi. Je suis tombé sur les piliers vers la Ligne 5 et j’ai fait « wowww mais c’est là ».

C’est quelque chose.

J’avais vu des photos mais maintenant c’était devant mes yeux. Je me suis arrêté un moment. Je n’avais pas mon appareil photo donc je me suis qu’il faudrait revenir. Cela m’a fait m’arrêter. J’ai levé la tête. Je suis sorti de ma bulle, de mon casque, de mon livre, tout ce qui fait partie de la vie des voyageurs. Finalement j’ai regardé cette gare que l’on ne regarde plus vraiment, que l’on ne fait que traverser, où l’on file, où l’on va vite. Votre projet peut créer une parenthèse ou pas. Cela ouvre des possibles. Est-ce qu’il y a des anecdotes curieuses, des imprévus qui ont été joyeux dans cette aventure ? Entre vous, avec les artistes, avec le public ?

Avec les artistes, on était souvent avec eux. Cela a été 45 jours intenses. On a beaucoup ri, on s’est beaucoup amusé. Des anecdotes, il doit y en avoir une par jour …

Chacun a vécu des choses différentes, en fonction de l’emplacement où on était. On a dansé sur le quai. On a renversé des pots de peintures. On a du tout nettoyer. « Vous n’allez pas laisser ça comme ça », « non pas du tout ». Qu’est-ce qu’il y a eu d’autres ? J’ai vu un faucon dans gare du nord. Ça c’était fou. J’avoue j’en garde un beau souvenir. J’avoue, je n’aurais jamais cru qu’il y avait des faucons dans Gare du Nord. C’était le soir où on était pour Dourone, dans le grand hall vitré. Je vois un rapace voler sous la verrière. Je dis « Lili, qu’est ce que c’est ? ». On était sous nos couvertures.

« Qu’est ce que je vois ? On est d’accord, je suis pas en train d’halluciner »

« Y’a un faucon. Qu’est ce que qui se passe ? Je suis fatigué Lili ». En fait, il y a un mec qui est engagé et qui vient régulièrement dans la gare. Il force les pigeons à sortir de la gare, sans les blesser. Ils ont peur du faucon et donc ils s’en vont. Il passe la nuit dans la gare. C’est le truc bizarre, improbable qui t’arrive à 4h du matin. Trop bien.

C’est la vie de la gare insoupçonnée. Des échanges entre les artistes et le public, des belles rencontres. Pour avoir vu la liste des artistes, pour en connaître certain, pour les avoir vu à l’œuvre et savoir qu’ils prennent le temps de discuter, qui donnent beaucoup d’eux.

Il y a deux mecs qui passaient. Etudiants. L’un avec un instrument de musique. Il s’est mis à jouer à côté d’Artiste Ouvrier. J’ai fait une petite vidéo. Il joue à côté. Cela crée l’animation alors que ce n’était pas du tout prévu.

Oui spontanément. Des interactions qui se passent. C’est un peu l’histoire des pianos dans les gares qui sont investis par les gens. J’ai assisté à gare de Lyon à une rencontre entre 3 personnes. Un mec qui jouait au piano. Un autre qui lui demande s’il a fini. Un troisième qui attendait. Au bout d’un moment, « tiens tu connais ça, tu pourrais le jouer ». « Je joue la mélodie, tu joues l’accord ». Et le troisième c’est mis à chanter. Et là, 5 minutes magiques. Tous les gens s’arrêtaient. Le hasard. Comment ces 3 personnes sont là au même moment, se croisent et sont en capacité de faire ça ? Limite après « salut ». Tout le monde était pris dans ce beau moment. Dans ces projets artistiques c’est ce qui se passe. De suspendre le temps. De créer une rencontre improbable.

Mes prochaines questions concernent la suite. Il va y avoir un mur qui va être investi en septembre. J’ai vu des trucs sur internet. Des artistes qui demandaient de voter pour eux. Je n’ai pas tout compris. Je cliquais en me disant que j’espérais le faire au bon endroit. Qu’est-ce qui va se passer ?

Déjà en fait c’est pas fini. On a fait une pause du mois d’août.

Bien méritée.

Oui. Parce que l’on était bien fatigué quand même. On a quand même lancé un appel à la création comme je te le disais tout à l’heure. Du coup on a 20 sélectionnés : 10 par des « likes » sur la page Facebook. Il y avait un album avec toutes les propositions qui nous avaient été envoyées. Et puis il y a 10 autres artistes qui ont été sélectionnés par le collectif. On a fait un vote entre nous. Parmi les 20 artistes, il va y avoir un vote par un jury qui va choisir un artiste. Il pourra intervenir sur le mur que je t’ai montré. Du coup, cela nous tenait à cœur de faire cela. C’était toujours de poursuivre les rencontres, d’être dans un processus créatif. Y’a beaucoup de gens qui en sont capables. On a envie de voir ce que les gens ont envie d’apporter aussi. Cela nous a donné l’envie de continuer de faire ça. On annoncera probablement cela le 17 septembre (date reportée). Ce sera un soir de clôture. On va inviter pas mal de gens, il y aura de la musique. Quelques animations. On a envie de s’amuser et de fêter la fin du projet après ce mois de repos.

Clôturer et annoncer en même temps qu’il va y avoir un nouveau mur de fait. Cela laisse la porte ouverte, à une suite.

Le collectif va continuer à faire des choses. On est en train de voir ce que sera notre prochain projet. On est en train d’en parler. On se donne des idées chacun. On est dans la phase de brainstorming. On pose les choses pour savoir ce que chacun a envie de faire. Cela fait 2 ans que l’on travaille ensemble. On a grandi. Y’en a qui ont des projets de partir à l’étranger. Il faut voir un peu ce que qui est là et ce que l’on va pouvoir gérer. C’est de l’organisation. On souhaite continuer, dans les lieux publics. Quai 36 c’est comment la culture urbaine entre dans ces lieux, comment elle interpelle les gens. On est en train de travailler autour de ça.

Il me reste 2 questions. La première est, en t’écoutant parler, quel délire, quelle bande de joyeux lurons vous êtes, comment faire partie de quai 36 ? J’aimerai beaucoup faire partie d’une bande d’amis comme cela. Le collectif est-il ouvert ? Est-ce que l’on peut postuler ? Est-ce que vous avez pensé d’avoir des nouveaux membres ? Est-ce que c’est une envie ? Tu disais qu’il y a des gens qui partent, est-ce qu’il y a des nouveaux tête qui entrent ?

On réfléchit en terme d’investissement. Quand tu dois gérer un projet tu dois savoir qui sera là à quel moment. On est tous en train d’identifier ça. A quel moment tu seras là ? Pendant 6 mois tu finis ta thèse. Ce qui est normal. Mais dans 6 mois, quand la partie conception sera fait, tu seras là pour être sur le terrain. Cet aménagement on est en train de le faire. Si on sent qu’il y a des gens qui ont vraiment envie de s’investir dans la cause, qui sont motivés, pourquoi pas. On fera appel à eux quand on aura besoin de monde. Typiquement, quand on était 45 jours en gare, tu te dis « demain je ne vais pas pouvoir être là, il faudrait que l’on trouve quelqu’un pour remplacer ». Tu passes des coups de fils. Quand tu sais qu’il y a des gens prêts, dispos et en qui tu peux avoir confiance, cela rend les choses faciles. Cela permet que les choses se fassent.

Ce qui est intéressant c’est d’être dans la démarche de ne pas laisser quelqu’un sur le bord de la route lorsqu’il/elle a des obligations par ailleurs. De se dire que c’est normal, que cela fait partie de la vie du collectif. C’est peut être aussi pour mieux se retrouver. Savoir que la personne sera disponible par la suite après un moment entre parenthèse. C’est aussi une belle intelligence collective que d’avancer comme cela.

On essaie de le faire au maximum. Si tu frustres quelqu’un en lui disant « tu dois absolument faire ça », c’est pas possible. La personne ne sera plus autant motivée. Autant prendre les devants et s’organiser. On en train de mettre en place des outils, pour communiquer plus facilement. Même ça c’est toute une affaire.

Au sein d’un groupe. A partir de 4-5 personnes, cela devient complexe. Pour que l’info soit diffusée, pour que les décisions soient prises et que chacun puisse s’exprimer. C’est une vigilance à avoir et un process à mettre en place qui peuvent éviter des couacs par la suite. Si tout le monde est d’accord sur les process, on est là ou pas mais au moins c’est clair.

Exactement.

Il n’y a personne qui est hors jeu. Ma dernière question, cela va devenir ma marque de fabrique à terme parce que je la trouve très drôle : si tu avais une question à me poser, pour laquelle tu sois assurée que je te réponde et que je te dise la vérité, qu’est-ce que tu me demanderais ? Cela peut être une ou plusieurs si jamais. La personne en face de moi qui s’est prêté au jeu de l’interview. Cela retourne le truc.

Alors. Ma question… en fait j’en ai deux. Si tu avais dix centimètres carrés et que tu devais mettre un aplat de couleur, tu choisirais quoi ?

Ce que j’aimerai mettre, ce serait un orange. Pas l’orange de l’orange mais plus couleur corail.

Ok. Et quel est ton signe astrologique ?

Je suis cancer. Je suis né un 4 juillet, on peut vérifier.

J’aime bien posé ce genre de question, cela en dit long sur la personnalité. Surtout les couleurs.

C’est curieux parce que…

Tu as du orange chez toi ?

Non. Pas vraiment. Aujourd’hui, j’ai envie de ça curieusement. Ce que l’on porte, les couleurs que l’on choisit peuvent être en lien avec les humeurs.

Tu en as un peu.

C’est vrai. Je suis quand même plus bleu. Fin de l’exercice. Maintenant je la retranscris. Je la rends fluide à la lecture en évitant les répétitions. Je te l’envoie pour relecture et correction. Et puis je la publie.