Après avoir réalisé l’interview de David Benhamou (qui viendra prochainement), co-organisateur de l’Aérosol, pour la partie Maquis-art, il m’emmène chercher son acolyte Kevin Ringeval. Nous ressortons de la partie musée (qui au moment des faits étaient encore à ses balbutiements, les murs se montaient à peine). Nous nous dirigeons vers le bar. Kevin est par là et accepte de répondre à mes questions. Enfin… je n’avais pas vraiment prévu cela. Mais pas grave, voilà qui me pousse dans l’action, m’apprend le métier. Je ne me dégonfle pas et démarre au pied levé l’interview de Kevin. Voilà donc le côté face de l’Aérosol, Polybrid.
Donc c’est complètement improvisé que je fasse la suite avec toi. En fait je suis passionné, depuis quelques années j’ai un blog qui me permet de mettre ce que je veux, de la manière que je le veux. Ce que j’ai proposé à David, c’est de faire un reportage dans la durée. Comme en plus je suis en congés la semaine prochaine. L’idée c’est pas juste de faire un article, de dire que c’est un lieu formidable, parce qu’il y en a déjà trop.
Kévin Ringeval : A part dire que c’est le lieu le plus cool de Paris.
Il faut que je trouve un autre truc. Mon envie est aussi d’aller à la rencontre du public. Je suis allé demander à quelques personnes d’où elles venaient, comment elles avaient eu l’information et comment elles trouvaient le lieu. J’ai interviewé les Paris Rollergirls. Ce qui m’a fait découvrir un sport. J’ai fait l’interview avec David, histoire de comprendre comment il avait lancé ce projet. Et là, voir avec toi, sans préparation, comment cela s’imbrique.
KR : Je m’appelle Kévin. Je bosse pour un SCOP qui s’appelle Polybrid. C’est une entreprise que j’ai montée il y a un an et demi. C’est une jeune entreprise de production de spectacle. Nous ce que l’on fait à l’année c’est construire des concepts de soirées, dédiées à des couleurs différentes. On a un rendez-vous Rock’n’roll, un très techno, un hiphop, un chanson française. Plein de rendez-vous qui sont présents sur Paris un peu partout, FGO, Bateau phare, Glaz art, Badaboum, Point Ephémère et qui sont aussi présents en provinces. On travaille beaucoup à Rennes, à Strasbourg, Mulhouse, Bordeaux. Donc on est des producteurs de spectacles.
Et en plus, on fait de l’ingénierie culturelle. On imagine, on réfléchit nos concepts, on les travaille dans le temps. On monte des résidences pour les affiner. Avec toujours l’idée derrière que ce soit suffisamment ludique, intéressant, pour tenter de brasser les publics. Comment on fait avec des choses simples, des choses qui s’entremêlent pour aller choper des gens qui vont juste venir pour un truc mais qui vont se taper tout le reste. Globalement on construit toujours de cette manière-là. Ce qui évite de perdre beaucoup de temps à faire de la médiation, où je ne sais quoi comme les musées, ou je ne sais qui qui s’emmerde. C’est juste trouver des entrées, parfois peut être un peu faciles, mais qui permettent de se retrouver avec des populations mixées.
Qui ne se seraient pas forcément croisées. Cela crée des interactions. Chacun ramenant son public et faisant un mélange. Vous êtes un peu le liant, d’être l’architecture. Est-ce que c’est aussi par rapport au lieu une façon d’imaginer comment cela peut se vivre ?
KR : Oui, c’est ça. L’Aérosol, ce sera toujours un lieu en mouvement, jamais fini, toujours en construction. Et ce jusqu’au 28 janvier. Parce que on va continuer à apprendre à le découvrir, on va continuer d’observer les déplacements. En fonction, il va bouger. ON va installer de nouvelles choses. Hier, j’ai mis en place une rampe de skate. La semaine prochaine, je vais installer des modules. Il va y avoir des marchés de créateurs qui vont arriver. Je vais recevoir après des containers, qui seront des shops, ouverts sur le côté.
Et puis, après, en fonction des rencontres. J’avais à l’idée au départ qu’il y ait un côté glisse. J’avais rencontré Roule des patins pour le mercredi et le vendredi. Finalement j’ai rencontré les Paris Rollergirls qui m’ont dit « on fera bien ça ». Vas-y ok. On va monter un mur d’escalade. C’est une école qui est venu me voir « ah, tu crois que je pourrais monter un mur ; cela me coûterait combien ? ». Cela coûte rien du tout, viens monter un mur d’escalade, on va rigoler, c’est chouette, c’est génial. On monte des ateliers. Cela le fait, c’est bien.
Une énergie, qui se nourrit des gens qui viennent.
KR : Totalement. C’est essentiel. On est très à l’écoute. Et puis très conscient qu’il y a plein de choses que l’on ne sait pas faire nous-même.
Tu vas pas t’improviser à monter un mur d’escalade et à faire des ateliers.
KR : Ben voilà, tu vois ce que je veux dire. Je savais que je voulais faire du roller mais avant qu’il y en ait, je suis allé chercher les quelques gros crews parisiens pour qu’ils viennent voir le sol, le tester. Et puis voilà, moi c’est pas mon créneau. La dernière fois que je suis monté sur une paire de patin je devais avoir 12 ans. Alors bon. Donc, on a pas la prétention de savoir mettre en œuvre ce à quoi on pense. Et on n’a pas la prétention de tout penser non plus.
S’offrir aussi ça pendant le temps de vie du lieu. On peut se surprendre à ouvrir la porte à un truc que l’on avait pas envisagé.
KR : tout à fait.
Et c’est là où… aussi pour comprendre l’imbrication par rapport à l’Aérosol entre Maquis-art et Polybrid, ce que vous venez apporter. De ce que me disait David, c’était intéressant de faire ensemble, que chacun apporte son savoir-faire, que chacun prenne sa part.
KR : Exactement. On se connaît depuis un certain temps. Avec David, on a un ami en commun que l’on connaît l’un et l’autre depuis plus de 20 ans. On vient du Val d’Oise, du 95. Et puis, y’a deux ans, on s’était fait une bouffe avec David. Et il voulait voir avec moi si j’étais chaud pour monter un festival dédié au Street art. Et puis, je dois bien avouer que cela me faisait chier cette histoire-là. Voilà, parce qu’il y avait déjà des trucs sur Paris, et puis que je n’étais pas dans le fait de monter un gros événementiel autour de ça.
La porte s’ouvre. Deux serveurs viennent avec leur repas pour prendre leur pose déjeuner.
KR : Venez manger. Cela ne nous dérange pas.
S1 et S2 : Bonjour.
KR : Allez-y, installez-vous. Et puis, quoi. Du coup, je lui ai fait part du fait que je ne trouvais pas ça terrible. On s’est laissé là-dessus. Et puis, je me souviens en rentrant de cette bouffe, je me suis dit « ça pourrait être pas mal de penser à un lieu, dédié au Street art, aux cultures urbaines ». Je voyais un peu ce qui se montait à droite et à gauche. Parce que cela fait 3 – 4 ans qu’il y a des initiatives. Des gens qui prennent un lieu et qui font intervenir des graffeurs. Y’a eu plein de trucs, à Aubervilliers. Depuis la tour 13. Je trouvais que c’était chouette. Je me suis mis à penser à ça.
Je l’ai rappelé le lendemain, je lui ai dit « écoutes, on peut peut-être se faire ça ». Et puis, il a trouvé ça malin lapin. On a laissé ça en suspens. Lui est passé à autre chose. Sauf que moi je l’ai gardé en tête et j’ai commencé à chercher des lieux. J’ai commencé par démarcher un lieu, que finalement on a pas eu. D’ailleurs, ils sont là en train de revenir nous chercher parce que les gens qu’ils ont sélectionné pour ce lieu ne font pas du tout l’affaire.
Et puis, entre temps, on a eu vent que la SNCF faisait un appel d’offre sur ce lieu. On y a postulé. On était 4 – 5 agences. Cela a été très vite. L’appel d’offre a été déposé en mi-avril. On a su que l’on avait le lieu mi-mai. Et on a eu les clés du lieu le 10 juin. Je te raconte pas la course. Tout le monde devait commencer avant, les barmans. Puis les dossiers de sécurité n’ont pas été validés tout de suite. C’était un peu fou-fou.
Un emballement.
KR : Mais bon, on est là. Deux mois. Un truc un peu costaud. Des grosses semaines.
Et des petites nuits.
KR : Oui.
Et là, cela vit depuis déjà quelques semaines. Et cela vit bien. On le voit aujourd’hui, il y a énormément de monde. Cela brasse des gens qui viennent dans le nord du 18ème se perdre dans un lieu « cool ».
KR : faut arrêter avec ça. Y’en a plein d’autres de lieux cool.
Mais après, on se dit qu’il y a une alchimie, c’est ce que l’on se disait avec David. Quelque chose qui prend.
KR : oui, il y a un truc qui fonctionne. Je pense déjà que cela vient du bâtiment. Je crois qu’il est très beau. Moi en tout cas, je le trouve très beau, très pratique. Je crois même que cela aurait dû être ça dès le début il y a 40 ans, quand ils l’ont construit. Ils y ont pas pensé. Le bâtiment est chouette. L’emplacement géographique est pratique. Il est facile d’accès, on est à 5 minutes à pied du RER, à 8 minutes de Max Dormoy. On est à 500 m du 104. A 10-15 minutes à pied, de la Villette. Il est vachement pratique et praticable.
D’autre part, cette complémentarité, cette mutualisation de compétences entre Maquis-art et nous-même fonctionne effectivement. Eux qui sont super pro, carrés sur le graff, qui ont toutes les connexions. David qui est juste un des plus grands spécialistes de Street art en France. Méconnu mais quand même. C’est l’un des plus gros vendeurs de Street art quasiment en Europe. Cela fait 15 ans qu’il travaille pour Cornette de St Cyr. C’est lui qui fait tous les dépôts ventes dans le monde pour eux. C’est un mec qui brasse des toiles démentes. Et du coup, nous, avec notre savoir-faire plutôt production, montage de lieu.
Cette expérience elle vient parce que j’ai longtemps travaillé pour des lieux comme l’Usine Ephémère. Y’a quelques années j’ai fait toute la préfiguration du Point Ephémère, avec l’équipe qui est là-bas. Je n’ai jamais travaillé sur place mais avec l’équipe qui y est. J’ai longtemps travaillé pour Troisième Pôle avec la Gaité Lyrique. J’ai géré pour Usine Ephémère avant le Point Ephémère une caserne militaire de 14 hectare en provinces. Une expérience complètement démente avec des chapiteaux de cirques, quatre centres résidents, etc.
Deux serveurs remballent leur plateau et se lèvent.
KR : je suis désolé de vous avoir fait manger vite.
S1 : pas de problème. Cela fait du bien de manger vite.
KR : vous avez mangé comme des bombes les mecs.
S2 : pas de souci.
Des lieux, des espaces où tu as fait tes armes. Des choses très différentes mais qui t’ont forcé et à t’adapter aux lieux, à ce que l’on te demandait de faire, avec des équipes à géométrie variable.
KR : c’est toujours un peu la même gymnastique : comment tu vas prendre un lieu, comment tu vas le rendre vivant avec trois francs six sous. Parce que l’on n’est pas subventionné. Rien du tout, de personnes. Faut pas t’enflammer. J’ai la chance d’avoir des équipes qui me suivent depuis 20 ans maintenant. Des constructeurs, des maçons, des potes. Je sais que cela suit. Des tueurs à gage. C’est grâce à eux aussi. Merci. Qui inventent avec moi. Qui sont là auprès de moi.
Cela fait une vraie équipe. C’est aussi là la magie de ce projet. Faire des paris. Quand tu as pas de sous, même si à un moment tu peux inventer des trucs, il faut quand même que les gens soient au rendez-vous. Que cela se fasse.
KR : Oui c’est des paris. Moi j’y penses pas.
Tu es dans l’action et tu y vas. Il faut que cela vive.
KR : Oui. Donc c’est des trucs auxquels je ne réfléchis pas. Ce qui fait que des coups je me suis planté sur des trucs aussi. J’ai pris des coups, plutôt sur de l’événementiel. Pas sur des lieux. Des fois j’y vais. Super. Et puis ben non. Cela ne marche pas. Je ne sais pas vraiment fonctionner autrement.
Comme on dit, il n’y a que ceux qui ne font pas, qui ne font pas d’erreurs.
KR : Ouai.
Il faut tenter, oser. Parfois c’est plus ou moins au rendez-vous. Mais c’est peut-être pas complètement raté pour autant.
KR : Il faut savoir écouter les autres. Et puis ne pas les écouter. Là si j’avais écouté, on ne serait pas encore ouvert. On aurait attendu début septembre. Le nombre de gens qui me disait « mais t’es fou d’ouvrir en plein mois d’août à Paris, y’a personne ». Ecoutes. Y’a plein de gens qui partent pas en vacances. Et puis voilà, de quoi on parle. C’est des millions de gens qui habitent ici.
Quoi vous ne voulez pas que tout Paris arrive ici. J’aime beaucoup ces réflexions où on a l’impression que tout le monde devrait venir. J’entends aussi ce genre de choses à mon boulot sur Nanterre, où je travaille sur des projets avec les habitants. Quand j’entends « il faut que tous les habitants viennent » mais en fait on en ferait quoi. Même si la moitié du quartier débarquait on ne saurait pas quoi en faire, on serait en panique. On ne s’attend pas à ce que tous les gens déboulent. Maintenant là, finalement, la magie qui est en train de se passer c’est aussi beaucoup le bouche-à-oreille qui fonctionne. Cela ramène du monde, cela gravite. Et puis, il y a des gens qui sont là en août.
KR : Et puis plein de tribus différentes. Des gens qui viennent pour le son, des clubbeurs parisiens. Ceux qui viennent pour le Hiphop et qui dansent dans la salle. Encore une autre tribu. Les familles qui viennent pour bomber le sol. Les patineuses qui étaient là cette après-midi. Les skateurs qui vont arriver doucement, parce que les modules vont arriver. Le musée qui va ouvrir. On voit déjà en semaine, entre midi et 16h, on avait une population qui avait 60 ans de moyenne et qui venait spécialement pour le Street art, qui venait avec les appareils photos, les pieds.
Et qui veulent pas de gens sur la photo.
KR : Exactement. Et qui attendent qu’une seule chose, que le musée soit ouvert. Cela va attirer une autre population.
Cela vient brasser, voire se catapulter des publics qui se seraient jamais rencontré ailleurs.
KR : J’espère.
C’est le sentiment que j’ai en me baladant.
KR : Oui, permettre de briser certains clichés sur certains publics. Oui, viens, ici c’est cool.
Et dans la complémentarité de ce qui est les DJ set, les Food trucks, c’est un liant qui est hyper important. Je me dis que l’on aurait pas à manger et à boire, on se ferait vite chier.
KR : C’est clair.
On irait où. Il faudrait repartir du lieu. Et tu ne reviendrais pas.
KR : Et puis en plus ici tu es vraiment cuit parce que y’a rien à manger à côté. Tu peux pas te dire « je vais me chercher un truc et je reviens ». Une fois que t’es parti, t’es parti. Ça pour le coup, on s’est juste servi de ce qui se faisait. La Street Food est là maintenant depuis 10 ans sur Paris. Avant de réfléchir à la programmation des Food trucks, j’ai rencontré du monde. Je suis allé voir Catherine du Café qui fume, qui a monté le premier Food truck parisien. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait. Et puis, voilà. Je suis allé voir ces derniers mois au Grand train, comment cela fonctionnait.
Oui, il y a une offre globale, ce qui fait que tu es bien. Il y a de la musique, de la bouffe, à boire. Tu peux faire ce que tu veux. Je crois que la force du lieu est que tu te sens libre, tranquille. Tu peux aller acheter une bombe, faire ton caca prout par terre. Tu peux rider si tu veux. C’est peinard. On s’est entouré d’équipe qui sont sympa aussi. La sécu sont extra. C’est des mecs qui ont monté la salle de boxe du 18ème il y a 20 ans. C’est ça aussi. Tous les gens que je prends ici pour le ménage c’est des mecs du 18ème. Il y a aussi cette notion derrière. C’est très important pour nous. Pas être juste là comme un gros truc…
Qui débarque, qui fait son show et qui partira un moment donné.
KR : Donc ici, c’est 25 salariés dont une bonne partie habitent juste à côté.
Et toi, dans ce projet, tu es bien occupé j’imagine. Les journées doivent être intenses. Mais c’est comme tu le dis, être à l’écoute. Tu me parlais en entrant d’un lieu de BD qui va débarquer. Des trucs où à la limite on pourrait se dire que ce soit là ou pas est-ce que cela va changer quelques choses. Finalement, c’est aussi intéressant de le provoquer.
KR : Tu le fais à partir du moment où tu es ouvert. On tend l’oreille à n’importe quel projet. On est sur les cultures urbaines ici, cela veut tout et rien dire. L’art de manière générale vient de la rue, à peu de chose près. Je suis même en train de réfléchir à du symphonique, de la musique de chambre. Les ¾ des mecs qui composaient au XVIIème habitaient les faubourgs des capitales. C’était juste des crevards en haillons. A part quand ils arrivaient à avoir des commandes au château. Je suis un grand passionné de musique classique.
Provoquer aussi des choses qui continueraient de faire vivre le lieu, avec des trajectoires à part.
KR : Et que l’on soit fou, pas là où on attend un lieu dédié aux cultures urbaines. L’Aérosol c’est pas que du rap et du graffiti. Si c’était juste ça, cela me ferait chier et ce ne serait pas le propos.
C’est aussi finalement le point fort des arts et cultures urbaines. On y a tous une porte d’entrée, on a tous à expérimenter une des choses que vous proposez ici, à se laisser tenter par un coup à boire ou à manger, pourquoi pas prendre sa bombe, poser son nom avec son gamin, repartir avec cette expérience-là, faire du roller, lire une BD.
KR : Et encore une fois c’est exactement ce que je te disais tout à l’heure. C’est comment tu as plein de trucs où tu vas avoir des gens qui ne vont venir que pour ça, que pour manger un burger, mais en venant ils vont écouter la musique, ils vont aller voir les murs, ils vont pourquoi pas louer une paire de rollers pour leur môme parce qu’il va les tanner pour en faire. Etc. Ben celui qui vient pour les rollers, il va avoir envie de manger un burger, il va vouloir acheter une bombe et vouloir écrire sur le mur « je t’aime Mimoune ». Etc. D’avoir plein de trucs. C’est tout un cheminement. Tu pars d’ici tu as vu des trucs.
La configuration du lieu permet ça. D’autres lieux qui enfermeraient et qui donneraient le sentiment d’être cloisonné, pris au piège. Là on est sur une friche avec une partie fermée et une autre ouverte. On peut être à 5 mètres de la musique et se prendre tout le son dans les oreilles. Etre à l’autre bout tranquille. Les gens prennent les tables et les chaises, se posent à un endroit. S’arrêter pour regarder un artiste.
KR : T’es acteur de ton lieu et tu l’inventes. Tu participes. Y’a un côté comme ça, c’est un lieu participatif. Tout le monde est en train de le décorer et de le peindre. C’est le lieu de tout le monde. C’est peut-être sa grande force.
C’est aussi pour vous, pour toi, pour David et vos équipes, même s’il y a un cadre, au niveau sécurité, un certain lâché prise. C’est aussi accepter certaines choses. J’ai pris une photo le premier jour ici, que j’ai posté sur Instagram. Je prenais en photo le graff et au sol il y avait une bite. Quelqu’un m’a dit « ah ben, franchement, y’en a qui se lâche ». En fait je ne l’avais même pas vu. J’ai juste répondu que c’est le prix à payer pour avoir un espace d’expression libre.
Pour vous, c’est donc d’accepter cela. Ce ne sont pas des dérives. D’ailleurs tout à l’heure, un artiste a peint. Un p’tit jeune, sorti de nulle part, a voulu poser son pochoir. Il a été simplement arrêté par un autre artiste, qui lui a expliqué que là cela n’allait pas être possible. Une forme d’autorégulation. Une liberté et un lâché prise. Il y a des codes dans le Street art et le graffiti, il faut juste les connaître et ensuite tout ce petit monde vit bien. Si tu veux ton mur, tu peux l’avoir. Mais cela demande d’accepter que cela se vive comme ça.
KR : Oui. Après on a deux mecs qui se baladent sur le site et qui expliquent cela, que tu ne peux pas poser n’importe où quand même. Le pochoir, je l’avais vu de loin. J’avais vu que l’artiste était pas loin non plus. Je me suis dit que cela allait s’expliquer simplement. En plus REVER c’est un énorme Street artiste, c’est du lourd. Mais naturellement les gens font gaffe. Quand c’est marqué « pas fini », ben tu n’y vas pas. Etc. Et les codes sont respectés.
Je pense c’est aussi la force de cet art-là, qui est éphémère mais où en même temps il y a un respect du travail de l’autre, une rivalité certes qui peut se créer, qui permet d’aller plus loin, de se dépasser. C’est assez riche aussi là-dessus. Je discutais avec Kanos, au bout. Il me disait « je sais que potentiellement la semaine prochaine je ne serai peut-être plus là, mais je vais prendre mon temps, je finirai demain. Parce que c’est cool et que je ne vais pas non plus me presser sous prétexte que la semaine prochaine je serai plus là ».
KR : Il en restera des photos, des vidéos. Et puis des gens qui auront gravé ce moment dans leur mémoire, qui auront pu assister à la réalisation de l’œuvre.
C’est un aspect aujourd’hui qui est très important, la présence sur les réseaux sociaux. Là, c’est presque les gens qui font le boulot pour vous.
KR : C’est tellement fort visuellement que cela parle. C’est tranquille.
C’est une notion d’arriver, comme le disait David, sur le site de l’Aérosol de l’alimenter, sur le Facebook de mettre les différents événements. D’être au taquet là-dessus.
KR : C’est effectivement toute une logistique, tout un travail. La com. Prendre sans cesse en photo ce qui se passe, le filmer. Y’a plein de choses, de détails à prendre en photo, des pochoirs, des trucs collés. On essaie d’être vigilant et de garder une trace de toute ça. On réfléchit à un livre, avec plusieurs boites d’Editions. Dont Dargaud, qui sont à 500 mètres d’ici. Peut-être un film. Régulièrement quand il n’y a pas de public, on fait venir des drones et on filme le quai. Là, j’ai envie que le sol soit une énorme tâche de peinture, avec des trucs remarquables de peint.
Dans l’idée, c’est ce que je disais à David, l’envie n’est pas juste d’écrire un article mais bien de montrer comment cela vit. J’aime beaucoup cela, déjà pour moi. Tout à l’heure je me suis rendu compte que cela faisait 2h30 que j’étais là. Embarqué, de fils en aiguilles. Ce qui me plaît c’est d’être un passeur, pas juste donner envie de venir mais bien montrer comment cela vit. Et là, il y a un lieu intéressant. Il me parlait un peu de certains projets à venir, de tatouages et autres. C’est la chance que j’ai avec mon blog. Je me limite en rien, je ne suis pas contraint par un nombre de signes.
KR : C’est pareil pour nous. Comment on fait pour ne plus travailler avec le politique pour être tranquille. J’ai longtemps monté des projets en lien avec le politique. C’est fini maintenant.
C’est très bridé.
KR : Fini.
Il y a une forme de créativité que vous arrivez à avoir que vous n’auriez jamais.
KR : Evidemment.
Mais il faut arriver à un moment de s’affranchir de ça.
KR : Oui, il faut y arriver. Nous y sommes arrivés. Mais ce n’est pas évident. Tu as toujours tendance à vouloir chercher du pognon, des subventions. Là, en vérité, c’est un véritable piège. Cette facilité détruit l’initiative.
Cela enferme dès le départ et tu as plus de marges après.
KR : Ouai.
Mais c’est intéressant. Il y a une forme de rêve derrière ce que tu dis. Y’a ce que l’on vit là, et un potentiel de choses et pourquoi pas. C’est aussi cette audace là qu’il faut avoir. D’arriver à se dire, on s’autorise à sortir des sentiers battus et des clichés du Street art, du Hiphop.
KR : Vous êtes mignons chers amis politicards et autres à nous pondre des établissements censés répondre aux attentes de la société et être des lieux des brassages. Mais bon, les ¾ du temps c’est raté vos histoires. Et si vous étiez un peu plus souples et que vous laissiez faire les acteurs qui savent faire, je vous garantis que vos villes vivraient davantage. Laissez faire et respirer les habitants. Laisser faire les créatifs. Dans tous les tours, que l’on voit à côté, il y a des créatifs, il y a des gens qui demandent que ça.
C’est une vraie démarche que d’inverser les prises de décisions. Ceux qui ont le pouvoir et qui ne le laisse pas. Effectivement aussi, oser redonner aux gens qui sont là, qui vivent ici, le pouvoir.
KR : Y’a un lieu, il est en bas de chez toi, vas-y fait !
Mais sous la crainte aujourd’hui, les étaux se resserrent. Et plutôt que de laisser vivre cela, quitte à ce que cela ne vive pas.
KR : Je sais pas si c’est d’aujourd’hui. Je pense que cela a toujours été comme ça. Peut-être qu’il y a eu un moment entre les années 60 et 70, avec les MJC. Et cela n’a pas duré très longtemps.
C’est un vrai enjeu. Mais cela déborde sur des sujets politiques. On est aussi dans ce lieu-là, comment l’individu, comment le citoyen, comment l’habitant, les entreprises et autres qui sont à côté, comment ils s’approprient l’espace inutilisé, qui est aujourd’hui une friche et qui va devenir autre chose dans quelques mois. Mais pendant ce temps-là, il peut se vivre quelque chose, de sympa, de ludique, d’intéressant.
KR : D’enrichissant aussi.
Là, le nombre de personnes et d’enfants qui auront enfin graffé, qui auront fait leur dessin. D’ailleurs mon filleul qui a eu dix ans cet été et qui est fan de Street art, je lui ai offert de venir ici et de lui offrir des bombes.
Une personne du staff ouvre la porte.
S : Kévin, j’ai besoin de toi une petite minute. Excusez-moi.
KR : Je vais être obligé d’arrêter. C’est bon pour toi.
Aérosol Part 7b – Interview Kevin Ringeval
Étiquettes : L'Aérosol, Street Art
Après avoir réalisé l’interview de David Benhamou (qui viendra prochainement), co-organisateur de l’Aérosol, pour la partie Maquis-art, il m’emmène chercher son acolyte Kevin Ringeval. Nous ressortons de la partie musée (qui au moment des faits étaient encore à ses balbutiements, les murs se montaient à peine). Nous nous dirigeons vers le bar. Kevin est par là et accepte de répondre à mes questions. Enfin… je n’avais pas vraiment prévu cela. Mais pas grave, voilà qui me pousse dans l’action, m’apprend le métier. Je ne me dégonfle pas et démarre au pied levé l’interview de Kevin. Voilà donc le côté face de l’Aérosol, Polybrid.
Donc c’est complètement improvisé que je fasse la suite avec toi. En fait je suis passionné, depuis quelques années j’ai un blog qui me permet de mettre ce que je veux, de la manière que je le veux. Ce que j’ai proposé à David, c’est de faire un reportage dans la durée. Comme en plus je suis en congés la semaine prochaine. L’idée c’est pas juste de faire un article, de dire que c’est un lieu formidable, parce qu’il y en a déjà trop.
Kévin Ringeval : A part dire que c’est le lieu le plus cool de Paris.
Il faut que je trouve un autre truc. Mon envie est aussi d’aller à la rencontre du public. Je suis allé demander à quelques personnes d’où elles venaient, comment elles avaient eu l’information et comment elles trouvaient le lieu. J’ai interviewé les Paris Rollergirls. Ce qui m’a fait découvrir un sport. J’ai fait l’interview avec David, histoire de comprendre comment il avait lancé ce projet. Et là, voir avec toi, sans préparation, comment cela s’imbrique.
KR : Je m’appelle Kévin. Je bosse pour un SCOP qui s’appelle Polybrid. C’est une entreprise que j’ai montée il y a un an et demi. C’est une jeune entreprise de production de spectacle. Nous ce que l’on fait à l’année c’est construire des concepts de soirées, dédiées à des couleurs différentes. On a un rendez-vous Rock’n’roll, un très techno, un hiphop, un chanson française. Plein de rendez-vous qui sont présents sur Paris un peu partout, FGO, Bateau phare, Glaz art, Badaboum, Point Ephémère et qui sont aussi présents en provinces. On travaille beaucoup à Rennes, à Strasbourg, Mulhouse, Bordeaux. Donc on est des producteurs de spectacles.
Et en plus, on fait de l’ingénierie culturelle. On imagine, on réfléchit nos concepts, on les travaille dans le temps. On monte des résidences pour les affiner. Avec toujours l’idée derrière que ce soit suffisamment ludique, intéressant, pour tenter de brasser les publics. Comment on fait avec des choses simples, des choses qui s’entremêlent pour aller choper des gens qui vont juste venir pour un truc mais qui vont se taper tout le reste. Globalement on construit toujours de cette manière-là. Ce qui évite de perdre beaucoup de temps à faire de la médiation, où je ne sais quoi comme les musées, ou je ne sais qui qui s’emmerde. C’est juste trouver des entrées, parfois peut être un peu faciles, mais qui permettent de se retrouver avec des populations mixées.
Qui ne se seraient pas forcément croisées. Cela crée des interactions. Chacun ramenant son public et faisant un mélange. Vous êtes un peu le liant, d’être l’architecture. Est-ce que c’est aussi par rapport au lieu une façon d’imaginer comment cela peut se vivre ?
KR : Oui, c’est ça. L’Aérosol, ce sera toujours un lieu en mouvement, jamais fini, toujours en construction. Et ce jusqu’au 28 janvier. Parce que on va continuer à apprendre à le découvrir, on va continuer d’observer les déplacements. En fonction, il va bouger. ON va installer de nouvelles choses. Hier, j’ai mis en place une rampe de skate. La semaine prochaine, je vais installer des modules. Il va y avoir des marchés de créateurs qui vont arriver. Je vais recevoir après des containers, qui seront des shops, ouverts sur le côté.
Et puis, après, en fonction des rencontres. J’avais à l’idée au départ qu’il y ait un côté glisse. J’avais rencontré Roule des patins pour le mercredi et le vendredi. Finalement j’ai rencontré les Paris Rollergirls qui m’ont dit « on fera bien ça ». Vas-y ok. On va monter un mur d’escalade. C’est une école qui est venu me voir « ah, tu crois que je pourrais monter un mur ; cela me coûterait combien ? ». Cela coûte rien du tout, viens monter un mur d’escalade, on va rigoler, c’est chouette, c’est génial. On monte des ateliers. Cela le fait, c’est bien.
Une énergie, qui se nourrit des gens qui viennent.
KR : Totalement. C’est essentiel. On est très à l’écoute. Et puis très conscient qu’il y a plein de choses que l’on ne sait pas faire nous-même.
Tu vas pas t’improviser à monter un mur d’escalade et à faire des ateliers.
KR : Ben voilà, tu vois ce que je veux dire. Je savais que je voulais faire du roller mais avant qu’il y en ait, je suis allé chercher les quelques gros crews parisiens pour qu’ils viennent voir le sol, le tester. Et puis voilà, moi c’est pas mon créneau. La dernière fois que je suis monté sur une paire de patin je devais avoir 12 ans. Alors bon. Donc, on a pas la prétention de savoir mettre en œuvre ce à quoi on pense. Et on n’a pas la prétention de tout penser non plus.
S’offrir aussi ça pendant le temps de vie du lieu. On peut se surprendre à ouvrir la porte à un truc que l’on avait pas envisagé.
KR : tout à fait.
Et c’est là où… aussi pour comprendre l’imbrication par rapport à l’Aérosol entre Maquis-art et Polybrid, ce que vous venez apporter. De ce que me disait David, c’était intéressant de faire ensemble, que chacun apporte son savoir-faire, que chacun prenne sa part.
KR : Exactement. On se connaît depuis un certain temps. Avec David, on a un ami en commun que l’on connaît l’un et l’autre depuis plus de 20 ans. On vient du Val d’Oise, du 95. Et puis, y’a deux ans, on s’était fait une bouffe avec David. Et il voulait voir avec moi si j’étais chaud pour monter un festival dédié au Street art. Et puis, je dois bien avouer que cela me faisait chier cette histoire-là. Voilà, parce qu’il y avait déjà des trucs sur Paris, et puis que je n’étais pas dans le fait de monter un gros événementiel autour de ça.
La porte s’ouvre. Deux serveurs viennent avec leur repas pour prendre leur pose déjeuner.
KR : Venez manger. Cela ne nous dérange pas.
S1 et S2 : Bonjour.
KR : Allez-y, installez-vous. Et puis, quoi. Du coup, je lui ai fait part du fait que je ne trouvais pas ça terrible. On s’est laissé là-dessus. Et puis, je me souviens en rentrant de cette bouffe, je me suis dit « ça pourrait être pas mal de penser à un lieu, dédié au Street art, aux cultures urbaines ». Je voyais un peu ce qui se montait à droite et à gauche. Parce que cela fait 3 – 4 ans qu’il y a des initiatives. Des gens qui prennent un lieu et qui font intervenir des graffeurs. Y’a eu plein de trucs, à Aubervilliers. Depuis la tour 13. Je trouvais que c’était chouette. Je me suis mis à penser à ça.
Je l’ai rappelé le lendemain, je lui ai dit « écoutes, on peut peut-être se faire ça ». Et puis, il a trouvé ça malin lapin. On a laissé ça en suspens. Lui est passé à autre chose. Sauf que moi je l’ai gardé en tête et j’ai commencé à chercher des lieux. J’ai commencé par démarcher un lieu, que finalement on a pas eu. D’ailleurs, ils sont là en train de revenir nous chercher parce que les gens qu’ils ont sélectionné pour ce lieu ne font pas du tout l’affaire.
Et puis, entre temps, on a eu vent que la SNCF faisait un appel d’offre sur ce lieu. On y a postulé. On était 4 – 5 agences. Cela a été très vite. L’appel d’offre a été déposé en mi-avril. On a su que l’on avait le lieu mi-mai. Et on a eu les clés du lieu le 10 juin. Je te raconte pas la course. Tout le monde devait commencer avant, les barmans. Puis les dossiers de sécurité n’ont pas été validés tout de suite. C’était un peu fou-fou.
Un emballement.
KR : Mais bon, on est là. Deux mois. Un truc un peu costaud. Des grosses semaines.
Et des petites nuits.
KR : Oui.
Et là, cela vit depuis déjà quelques semaines. Et cela vit bien. On le voit aujourd’hui, il y a énormément de monde. Cela brasse des gens qui viennent dans le nord du 18ème se perdre dans un lieu « cool ».
KR : faut arrêter avec ça. Y’en a plein d’autres de lieux cool.
Mais après, on se dit qu’il y a une alchimie, c’est ce que l’on se disait avec David. Quelque chose qui prend.
KR : oui, il y a un truc qui fonctionne. Je pense déjà que cela vient du bâtiment. Je crois qu’il est très beau. Moi en tout cas, je le trouve très beau, très pratique. Je crois même que cela aurait dû être ça dès le début il y a 40 ans, quand ils l’ont construit. Ils y ont pas pensé. Le bâtiment est chouette. L’emplacement géographique est pratique. Il est facile d’accès, on est à 5 minutes à pied du RER, à 8 minutes de Max Dormoy. On est à 500 m du 104. A 10-15 minutes à pied, de la Villette. Il est vachement pratique et praticable.
D’autre part, cette complémentarité, cette mutualisation de compétences entre Maquis-art et nous-même fonctionne effectivement. Eux qui sont super pro, carrés sur le graff, qui ont toutes les connexions. David qui est juste un des plus grands spécialistes de Street art en France. Méconnu mais quand même. C’est l’un des plus gros vendeurs de Street art quasiment en Europe. Cela fait 15 ans qu’il travaille pour Cornette de St Cyr. C’est lui qui fait tous les dépôts ventes dans le monde pour eux. C’est un mec qui brasse des toiles démentes. Et du coup, nous, avec notre savoir-faire plutôt production, montage de lieu.
Cette expérience elle vient parce que j’ai longtemps travaillé pour des lieux comme l’Usine Ephémère. Y’a quelques années j’ai fait toute la préfiguration du Point Ephémère, avec l’équipe qui est là-bas. Je n’ai jamais travaillé sur place mais avec l’équipe qui y est. J’ai longtemps travaillé pour Troisième Pôle avec la Gaité Lyrique. J’ai géré pour Usine Ephémère avant le Point Ephémère une caserne militaire de 14 hectare en provinces. Une expérience complètement démente avec des chapiteaux de cirques, quatre centres résidents, etc.
Deux serveurs remballent leur plateau et se lèvent.
KR : je suis désolé de vous avoir fait manger vite.
S1 : pas de problème. Cela fait du bien de manger vite.
KR : vous avez mangé comme des bombes les mecs.
S2 : pas de souci.
Des lieux, des espaces où tu as fait tes armes. Des choses très différentes mais qui t’ont forcé et à t’adapter aux lieux, à ce que l’on te demandait de faire, avec des équipes à géométrie variable.
KR : c’est toujours un peu la même gymnastique : comment tu vas prendre un lieu, comment tu vas le rendre vivant avec trois francs six sous. Parce que l’on n’est pas subventionné. Rien du tout, de personnes. Faut pas t’enflammer. J’ai la chance d’avoir des équipes qui me suivent depuis 20 ans maintenant. Des constructeurs, des maçons, des potes. Je sais que cela suit. Des tueurs à gage. C’est grâce à eux aussi. Merci. Qui inventent avec moi. Qui sont là auprès de moi.
Cela fait une vraie équipe. C’est aussi là la magie de ce projet. Faire des paris. Quand tu as pas de sous, même si à un moment tu peux inventer des trucs, il faut quand même que les gens soient au rendez-vous. Que cela se fasse.
KR : Oui c’est des paris. Moi j’y penses pas.
Tu es dans l’action et tu y vas. Il faut que cela vive.
KR : Oui. Donc c’est des trucs auxquels je ne réfléchis pas. Ce qui fait que des coups je me suis planté sur des trucs aussi. J’ai pris des coups, plutôt sur de l’événementiel. Pas sur des lieux. Des fois j’y vais. Super. Et puis ben non. Cela ne marche pas. Je ne sais pas vraiment fonctionner autrement.
Comme on dit, il n’y a que ceux qui ne font pas, qui ne font pas d’erreurs.
KR : Ouai.
Il faut tenter, oser. Parfois c’est plus ou moins au rendez-vous. Mais c’est peut-être pas complètement raté pour autant.
KR : Il faut savoir écouter les autres. Et puis ne pas les écouter. Là si j’avais écouté, on ne serait pas encore ouvert. On aurait attendu début septembre. Le nombre de gens qui me disait « mais t’es fou d’ouvrir en plein mois d’août à Paris, y’a personne ». Ecoutes. Y’a plein de gens qui partent pas en vacances. Et puis voilà, de quoi on parle. C’est des millions de gens qui habitent ici.
Quoi vous ne voulez pas que tout Paris arrive ici. J’aime beaucoup ces réflexions où on a l’impression que tout le monde devrait venir. J’entends aussi ce genre de choses à mon boulot sur Nanterre, où je travaille sur des projets avec les habitants. Quand j’entends « il faut que tous les habitants viennent » mais en fait on en ferait quoi. Même si la moitié du quartier débarquait on ne saurait pas quoi en faire, on serait en panique. On ne s’attend pas à ce que tous les gens déboulent. Maintenant là, finalement, la magie qui est en train de se passer c’est aussi beaucoup le bouche-à-oreille qui fonctionne. Cela ramène du monde, cela gravite. Et puis, il y a des gens qui sont là en août.
KR : Et puis plein de tribus différentes. Des gens qui viennent pour le son, des clubbeurs parisiens. Ceux qui viennent pour le Hiphop et qui dansent dans la salle. Encore une autre tribu. Les familles qui viennent pour bomber le sol. Les patineuses qui étaient là cette après-midi. Les skateurs qui vont arriver doucement, parce que les modules vont arriver. Le musée qui va ouvrir. On voit déjà en semaine, entre midi et 16h, on avait une population qui avait 60 ans de moyenne et qui venait spécialement pour le Street art, qui venait avec les appareils photos, les pieds.
Et qui veulent pas de gens sur la photo.
KR : Exactement. Et qui attendent qu’une seule chose, que le musée soit ouvert. Cela va attirer une autre population.
Cela vient brasser, voire se catapulter des publics qui se seraient jamais rencontré ailleurs.
KR : J’espère.
C’est le sentiment que j’ai en me baladant.
KR : Oui, permettre de briser certains clichés sur certains publics. Oui, viens, ici c’est cool.
Et dans la complémentarité de ce qui est les DJ set, les Food trucks, c’est un liant qui est hyper important. Je me dis que l’on aurait pas à manger et à boire, on se ferait vite chier.
KR : C’est clair.
On irait où. Il faudrait repartir du lieu. Et tu ne reviendrais pas.
KR : Et puis en plus ici tu es vraiment cuit parce que y’a rien à manger à côté. Tu peux pas te dire « je vais me chercher un truc et je reviens ». Une fois que t’es parti, t’es parti. Ça pour le coup, on s’est juste servi de ce qui se faisait. La Street Food est là maintenant depuis 10 ans sur Paris. Avant de réfléchir à la programmation des Food trucks, j’ai rencontré du monde. Je suis allé voir Catherine du Café qui fume, qui a monté le premier Food truck parisien. Je lui ai demandé ce qu’elle en pensait. Et puis, voilà. Je suis allé voir ces derniers mois au Grand train, comment cela fonctionnait.
Oui, il y a une offre globale, ce qui fait que tu es bien. Il y a de la musique, de la bouffe, à boire. Tu peux faire ce que tu veux. Je crois que la force du lieu est que tu te sens libre, tranquille. Tu peux aller acheter une bombe, faire ton caca prout par terre. Tu peux rider si tu veux. C’est peinard. On s’est entouré d’équipe qui sont sympa aussi. La sécu sont extra. C’est des mecs qui ont monté la salle de boxe du 18ème il y a 20 ans. C’est ça aussi. Tous les gens que je prends ici pour le ménage c’est des mecs du 18ème. Il y a aussi cette notion derrière. C’est très important pour nous. Pas être juste là comme un gros truc…
Qui débarque, qui fait son show et qui partira un moment donné.
KR : Donc ici, c’est 25 salariés dont une bonne partie habitent juste à côté.
Et toi, dans ce projet, tu es bien occupé j’imagine. Les journées doivent être intenses. Mais c’est comme tu le dis, être à l’écoute. Tu me parlais en entrant d’un lieu de BD qui va débarquer. Des trucs où à la limite on pourrait se dire que ce soit là ou pas est-ce que cela va changer quelques choses. Finalement, c’est aussi intéressant de le provoquer.
KR : Tu le fais à partir du moment où tu es ouvert. On tend l’oreille à n’importe quel projet. On est sur les cultures urbaines ici, cela veut tout et rien dire. L’art de manière générale vient de la rue, à peu de chose près. Je suis même en train de réfléchir à du symphonique, de la musique de chambre. Les ¾ des mecs qui composaient au XVIIème habitaient les faubourgs des capitales. C’était juste des crevards en haillons. A part quand ils arrivaient à avoir des commandes au château. Je suis un grand passionné de musique classique.
Provoquer aussi des choses qui continueraient de faire vivre le lieu, avec des trajectoires à part.
KR : Et que l’on soit fou, pas là où on attend un lieu dédié aux cultures urbaines. L’Aérosol c’est pas que du rap et du graffiti. Si c’était juste ça, cela me ferait chier et ce ne serait pas le propos.
C’est aussi finalement le point fort des arts et cultures urbaines. On y a tous une porte d’entrée, on a tous à expérimenter une des choses que vous proposez ici, à se laisser tenter par un coup à boire ou à manger, pourquoi pas prendre sa bombe, poser son nom avec son gamin, repartir avec cette expérience-là, faire du roller, lire une BD.
KR : Et encore une fois c’est exactement ce que je te disais tout à l’heure. C’est comment tu as plein de trucs où tu vas avoir des gens qui ne vont venir que pour ça, que pour manger un burger, mais en venant ils vont écouter la musique, ils vont aller voir les murs, ils vont pourquoi pas louer une paire de rollers pour leur môme parce qu’il va les tanner pour en faire. Etc. Ben celui qui vient pour les rollers, il va avoir envie de manger un burger, il va vouloir acheter une bombe et vouloir écrire sur le mur « je t’aime Mimoune ». Etc. D’avoir plein de trucs. C’est tout un cheminement. Tu pars d’ici tu as vu des trucs.
La configuration du lieu permet ça. D’autres lieux qui enfermeraient et qui donneraient le sentiment d’être cloisonné, pris au piège. Là on est sur une friche avec une partie fermée et une autre ouverte. On peut être à 5 mètres de la musique et se prendre tout le son dans les oreilles. Etre à l’autre bout tranquille. Les gens prennent les tables et les chaises, se posent à un endroit. S’arrêter pour regarder un artiste.
KR : T’es acteur de ton lieu et tu l’inventes. Tu participes. Y’a un côté comme ça, c’est un lieu participatif. Tout le monde est en train de le décorer et de le peindre. C’est le lieu de tout le monde. C’est peut-être sa grande force.
C’est aussi pour vous, pour toi, pour David et vos équipes, même s’il y a un cadre, au niveau sécurité, un certain lâché prise. C’est aussi accepter certaines choses. J’ai pris une photo le premier jour ici, que j’ai posté sur Instagram. Je prenais en photo le graff et au sol il y avait une bite. Quelqu’un m’a dit « ah ben, franchement, y’en a qui se lâche ». En fait je ne l’avais même pas vu. J’ai juste répondu que c’est le prix à payer pour avoir un espace d’expression libre.
Pour vous, c’est donc d’accepter cela. Ce ne sont pas des dérives. D’ailleurs tout à l’heure, un artiste a peint. Un p’tit jeune, sorti de nulle part, a voulu poser son pochoir. Il a été simplement arrêté par un autre artiste, qui lui a expliqué que là cela n’allait pas être possible. Une forme d’autorégulation. Une liberté et un lâché prise. Il y a des codes dans le Street art et le graffiti, il faut juste les connaître et ensuite tout ce petit monde vit bien. Si tu veux ton mur, tu peux l’avoir. Mais cela demande d’accepter que cela se vive comme ça.
KR : Oui. Après on a deux mecs qui se baladent sur le site et qui expliquent cela, que tu ne peux pas poser n’importe où quand même. Le pochoir, je l’avais vu de loin. J’avais vu que l’artiste était pas loin non plus. Je me suis dit que cela allait s’expliquer simplement. En plus REVER c’est un énorme Street artiste, c’est du lourd. Mais naturellement les gens font gaffe. Quand c’est marqué « pas fini », ben tu n’y vas pas. Etc. Et les codes sont respectés.
Je pense c’est aussi la force de cet art-là, qui est éphémère mais où en même temps il y a un respect du travail de l’autre, une rivalité certes qui peut se créer, qui permet d’aller plus loin, de se dépasser. C’est assez riche aussi là-dessus. Je discutais avec Kanos, au bout. Il me disait « je sais que potentiellement la semaine prochaine je ne serai peut-être plus là, mais je vais prendre mon temps, je finirai demain. Parce que c’est cool et que je ne vais pas non plus me presser sous prétexte que la semaine prochaine je serai plus là ».
KR : Il en restera des photos, des vidéos. Et puis des gens qui auront gravé ce moment dans leur mémoire, qui auront pu assister à la réalisation de l’œuvre.
C’est un aspect aujourd’hui qui est très important, la présence sur les réseaux sociaux. Là, c’est presque les gens qui font le boulot pour vous.
KR : C’est tellement fort visuellement que cela parle. C’est tranquille.
C’est une notion d’arriver, comme le disait David, sur le site de l’Aérosol de l’alimenter, sur le Facebook de mettre les différents événements. D’être au taquet là-dessus.
KR : C’est effectivement toute une logistique, tout un travail. La com. Prendre sans cesse en photo ce qui se passe, le filmer. Y’a plein de choses, de détails à prendre en photo, des pochoirs, des trucs collés. On essaie d’être vigilant et de garder une trace de toute ça. On réfléchit à un livre, avec plusieurs boites d’Editions. Dont Dargaud, qui sont à 500 mètres d’ici. Peut-être un film. Régulièrement quand il n’y a pas de public, on fait venir des drones et on filme le quai. Là, j’ai envie que le sol soit une énorme tâche de peinture, avec des trucs remarquables de peint.
Dans l’idée, c’est ce que je disais à David, l’envie n’est pas juste d’écrire un article mais bien de montrer comment cela vit. J’aime beaucoup cela, déjà pour moi. Tout à l’heure je me suis rendu compte que cela faisait 2h30 que j’étais là. Embarqué, de fils en aiguilles. Ce qui me plaît c’est d’être un passeur, pas juste donner envie de venir mais bien montrer comment cela vit. Et là, il y a un lieu intéressant. Il me parlait un peu de certains projets à venir, de tatouages et autres. C’est la chance que j’ai avec mon blog. Je me limite en rien, je ne suis pas contraint par un nombre de signes.
KR : C’est pareil pour nous. Comment on fait pour ne plus travailler avec le politique pour être tranquille. J’ai longtemps monté des projets en lien avec le politique. C’est fini maintenant.
C’est très bridé.
KR : Fini.
Il y a une forme de créativité que vous arrivez à avoir que vous n’auriez jamais.
KR : Evidemment.
Mais il faut arriver à un moment de s’affranchir de ça.
KR : Oui, il faut y arriver. Nous y sommes arrivés. Mais ce n’est pas évident. Tu as toujours tendance à vouloir chercher du pognon, des subventions. Là, en vérité, c’est un véritable piège. Cette facilité détruit l’initiative.
Cela enferme dès le départ et tu as plus de marges après.
KR : Ouai.
Mais c’est intéressant. Il y a une forme de rêve derrière ce que tu dis. Y’a ce que l’on vit là, et un potentiel de choses et pourquoi pas. C’est aussi cette audace là qu’il faut avoir. D’arriver à se dire, on s’autorise à sortir des sentiers battus et des clichés du Street art, du Hiphop.
KR : Vous êtes mignons chers amis politicards et autres à nous pondre des établissements censés répondre aux attentes de la société et être des lieux des brassages. Mais bon, les ¾ du temps c’est raté vos histoires. Et si vous étiez un peu plus souples et que vous laissiez faire les acteurs qui savent faire, je vous garantis que vos villes vivraient davantage. Laissez faire et respirer les habitants. Laisser faire les créatifs. Dans tous les tours, que l’on voit à côté, il y a des créatifs, il y a des gens qui demandent que ça.
C’est une vraie démarche que d’inverser les prises de décisions. Ceux qui ont le pouvoir et qui ne le laisse pas. Effectivement aussi, oser redonner aux gens qui sont là, qui vivent ici, le pouvoir.
KR : Y’a un lieu, il est en bas de chez toi, vas-y fait !
Mais sous la crainte aujourd’hui, les étaux se resserrent. Et plutôt que de laisser vivre cela, quitte à ce que cela ne vive pas.
KR : Je sais pas si c’est d’aujourd’hui. Je pense que cela a toujours été comme ça. Peut-être qu’il y a eu un moment entre les années 60 et 70, avec les MJC. Et cela n’a pas duré très longtemps.
C’est un vrai enjeu. Mais cela déborde sur des sujets politiques. On est aussi dans ce lieu-là, comment l’individu, comment le citoyen, comment l’habitant, les entreprises et autres qui sont à côté, comment ils s’approprient l’espace inutilisé, qui est aujourd’hui une friche et qui va devenir autre chose dans quelques mois. Mais pendant ce temps-là, il peut se vivre quelque chose, de sympa, de ludique, d’intéressant.
KR : D’enrichissant aussi.
Là, le nombre de personnes et d’enfants qui auront enfin graffé, qui auront fait leur dessin. D’ailleurs mon filleul qui a eu dix ans cet été et qui est fan de Street art, je lui ai offert de venir ici et de lui offrir des bombes.
Une personne du staff ouvre la porte.
S : Kévin, j’ai besoin de toi une petite minute. Excusez-moi.
KR : Je vais être obligé d’arrêter. C’est bon pour toi.
Ben écoute, c’était improvisé donc pas de souci.
EnregistrerEnregistrer